Je me permets de rajouter quelque chose en relisant tes messages, Claude, car j'ai oublié de relever deux points importants : "faire bouger les vieilles habitudes..." et "motiver les jeunes" dans un contexte où les "troupes" (lapsus pour désigner les anciens, mais j'y reviendrai plus bas...) ne doivent pas être froissées de sortir du "militaire", ce qui est sous-entendu et à juste titre comme un frein au recrutement des jeunes. Je crois que j'ai une histoire à te raconter.
D'abord, oui, c'est souvent un problème que ces "vieilles habitudes", partout on est confronté à un moment ou un autre, à une forme de résistance au changement. J'ai connu des sociétés qui ont joué pendant des décennies, des générations, les mêmes morceaux, ont animé les mêmes cérémonies, n'ont jamais changé leurs habitudes de travail, leurs façons de voir les choses ou en tout cas d'imaginer l'avenir. Malheureusement pour elles (celles à qui je pense), elles se sont éteintes. Les jeunes comme tu le dis si bien, n'ont plus été attirés pour prendre la relève, "reprendre le flambeau", car ils attendaient autre chose. Ils ne se retrouvaient pas dans l'image que renvoyaient ces formations et dans ce qu'elles faisaient musicalement. Celles dont je parle étaient des fanfares municipales où les musiciens-piliers été "aussi vieux que leurs habitudes", qui avaient fait pour une bonne partie leur service militaire dans des (à cette époque d'après-guerre très nombreuses) fanfares de régiments, etc.. Pour un grand nombre même, ils avaient fait ou connu la seconde guerre mondiale. A leur retour, ils ont créé ou restauré des fanfares basées sur ce modèle, ont joué toute leur vie les pas redoublés qu'ils avaient appris, ont préservé ce repère qui avait été pour eux une expérience essentielle de leur vie. Il ne faut pas oublier aussi que tout ça faisait partie aussi du devoir de mémoire, du devoir de rendre honneur aux anciens combattants, aux amis perdus, aux familles démembrées... Cela ne disait pas, c'était presque inconscient, ou trop douloureux... mais il y avait de ça... ça se respecte, ça s'entend, ça se comprend. On n'y était pas.
Toujours est-il que la poussière du temps se dépose un jour où l'autre sur toute chose, et qu'elles ont été confrontées à une crise existentielle : quel sens pouvaient-elles revêtir aujourd'hui pour des jeunes pour qui tout ça ne leur parlait aucunement, et qui surtout avaient envie de faire de la musique pour la musique, qui été nés dans une génération où leurs parents s'étaient réappropriés la liberté, avaient grandi dans un monde qui a connu les bouleversements qu'on connaît, où les barrières culturelles, les us et coutumes, les schémas de pensée, les idéaux, les modèles, les désirs et les envies avaient changé, les cultures apprenaient à se rencontrer... avec l'accès à l'éducation, à l'instruction pour tous, les trente glorieuses, les jeunes générations n'ont plus eu besoin de travailler à 12 ans pour soutenir la famille, mais ont pu aller à l'école, découvrir la diversité du monde, l'histoire, les sociétés, ce qui se faisait ailleurs... ils se sont éveillés à d'autres formes de vie sociales et culturelles, ont aimé des courants artistiques, des modes, puis ont remis en question l'autorité familiale et sociale en 68 notamment... avec la télé, la radio, la presse, les gens se sont ouverts au monde qui auparavant se résumait à la vie de leur village... et qu'en matière de musique les signifiants de leurs parents, grands-parents n'avaient plus d'intérêt. Ils avaient plus d'attentes et de demandes musicales qui leur "parlaient plus". Leur motivations sont devenues plus axées sur la découverte que sur la préservation, sur une dynamique d'apprentissage, de dépassement, que de continuité.
Dans les dernières années, les "vieux" voulaient toujours continuer à transmettre aux jeunes, mais leurs propres conceptions des choses. Les jeunes, très jeunes même pour mon cas, qui restaient et qui voulaient encore y croire par loyauté ou par tradition familiale, ont su jouer le jeu, et apprendre à la mode des anciens : apprendre à jouer à l'oreille dans certaines formations, apprendre le solfège sur des vieux cartons (par exemple pour moi!) en tapant su point sur la table, et une fois qu'on avait fait "la gamme", ben on rentrait dans la fanfare... Alors là, c'était la foire... On devient plus dégourdi d'un côté, mais de l'autre, quand on fait mal et bien on continue à le faire sans complexe ! Je ne dis pas que tout est mauvais là-dedans, car on apprend des trucs c'est sûr... Mais aussi des mauvaises habitudes et surtout des choses erronées.
Bref, pour tous les copains/copines que j'ai connu là-dedans très très peu ont continué, quelques-uns sont toujours dans les derniers fragments toujours existants, et la très grande majorité a tout lâché. Moi, et peut-être un ou deux, avons eu la chance de croiser la route d'une personne (un passeur...!) qui a su provoquer une rencontre avec les bonnes personnes, au risque conscient et mesuré que je continuerai ma route ailleurs... J'en ai pris conscience bien plus tard. Il se trouve que c'était aussi "la fin des haricots" pour eux, que la société s'éteindrait en même temps qu'eux. C'était comme ça dans mon exemple, mais je sais que dans d'autres endroits, cette démarche d'ouverture qu'ont eu des anciens pour des jeunes, leur permettre d'aller "cultiver leur jardin" ailleurs, faire leur route, rouler leur bosse, a pu être payante pour leurs formations.
L'idée est peut-être là aussi Claude... On se concentre souvent sur nos sociétés-mêmes, en tentant d'apporter des réponses internes et s'accrocher aux branches... Mais peut-être qu'en se questionnant sur ceux qui la composent, en leur apportant le "terreau" fertile pour qu'ils poussent, même s'il vient de jardins voisins, on se recentre sur le principal, à savoir que le jeune continue à jouer, apprendre, s'épanouir, à faire de la musique, et y trouver son compte. Quitte à être en difficulté, je pense qu'il vaut mieux passer le relais et permettre ça, plutôt que tout s'arrête pour tout le monde. Car s'il y a quelque chose à gagner, c'est dans le premier cas : soit on a permis à la société de survivre (car des jeunes qui "reviennent" il y en a, ou en tout cas qui continuent même temporairement à soutenir leur société d'origine) soit si dans le cas où on doive s'arrêter, on aura au moins permis à un jeune de continuer (et ce au service de la musique avant tout, ce qui demande de dépasser les frontières de notre propre société et regarder l'intérêt plus collectivement). Dans l'autre cas, tout est râpé, et c'est dommage pour tout le monde.
Voilà Claude, ce que j'avais aussi à te dire. Je suis un "vieux jeune" qui est passé par un chemin qui ressemble à ça. Je voulais t'en faire part, et te demander d'y réfléchir. Je sais que c'est parfois pas facile. Mais en tout cas, c'est important. Crois-moi.